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Semaine 3 - Inktober - #Iwak

octobre 2020

Jour 15 - Avant-poste

— J’ai envie d’une balade, Grib, un peu d’air me fera du bien. Si nous allions voir les Milans au col ?
— Oh ! Oui, chouette, je vais chercher les jumelles.
Un carnet de croquis, un fusain, quelques pastels secs et nous voici partis munis de provisions pour un régiment, de thé chaud et de chaussures de marche éculées mais confortables.
L’Auvergne accueille un quart des effectifs hivernants de Milans royaux en France. Profitons de cette belle journée pour nous en mettre plein les mirettes, bientôt il fera trop froid pour moi.

Le chemin caillouteux qui gravit la pente en douceur avec moult virelais est bordé d’une flore extraordinaire. Ma préférée la magique Digitale Pourpre et ses longues tiges parsemées de fleurs en forme de clochettes sur toute la hampe. Extrêmement toxique en très faible quantité, elle est mortelle pour l’être humain. On dit qu’elle était utilisée autrefois comme tonique cardiaque. Certains n’en sont pas revenus. On trouve aussi des jaunes le long du chemin mais la période de floraison ne dépasse pas fin août.
À défaut de Digitale, mon œil se fixe sur une dentelle de lichen accroché à une branche de cèdre. Une toile fine de blancs teintés de verts délicats. Je sors mes pastels, je ne résiste pas à la beauté de ce filet qui vibre au fil du vent.
— Je pars en avant-poste, tu me rejoins !
— Oui, je te suis, cours Forrest, cours !

Son avant-poste je le connais, un majestueux chêne au sommet du col. Battu par les vents, il semble vouloir fuir vers l’est toutes branches tendues. L’écureuil grimpe avec dextérité, se couche sur une charpentière haute. Calé en équilibre, si loin du sol.
La première fois que je l’ai vu ainsi, allongé sur son lit de feuilles, j’étais terrorisée. Mais c’était bien mal le connaître, jamais un arbre ne fera tomber Gribouille, s’il chute un jour c’est la bêtise humaine qui aura sa peau. Petit animal agile et vif, il est ici dans son élément, sauvage et sans contraintes, et les rapaces lui font des clins d’ailes en passant.

Le vol des milans est absolument fascinant. Assise au pied du grand chêne, je les observe se soulever sans un battement d’ailes, planant au gré des vents chauds, piquant à une vitesse folle, plumes rousses et blanches déployées, le bec jaune acéré, pointé de noir. Ils chassent.

— Tu l’as vu, Kalie, il m’a fait signe !
— Oui j’ai vu, Gribouille. Allez, rentrons, je n’ai pas chaud.
— J’arrive, j’arrive, je vais te réchauffer moi.
Et vas-y que je te frotte le dos, sans aucun ménagement.
— Aïe, brute ! En route. On va se faire un gâteau aux pommes ?
— Oh, oui, chouette ! Avec plein de beurre salé.

Jour 16 - Fusée

Cette nuit les yeux vert pâle m’ont rendu visite.
Et, bon sang, s’il n’y avait eu que les yeux !

Son parfum doux de pain d’épice, mon souffle sur sa peau.
Ses lèvres, ses mains sur mes seins, sur mon ventre, glissant au creux des cuisses pour calmer l’incendie. Mes hanches, mon dos, plaqués contre la porte, arc-boutée, debout, accrochée à sa nuque, flottant comme un drapeau.
La morsure de la vague.
Son murmure dans le creux de mon cou ; viens, et je suis venue.
Prête pour le voyage, l’envol, une fusée !
Corps célestes en approche, me laissant presque morte.

La brise fraîche qui souffle le calme et caresse la flamme, le soleil du matin chauffant les chairs éparses. Lovés de tendresse, me rappeler l’ivresse, atterrir en douceur sur le bleu d’une étoile et s’éclipser à l’aube…

« Tu voyages bien loin, Astride, pour la nouvelle lune… »
Oooooh ta gueule trompette ! Fiche-moi la paix. Mais tu n’as pas tort, il faut que je me ressaisisse, sinon je pourrai bientôt ouvrir un musée du fantasme, pour trentenaire célibataire… Pffffffff

Ce lit a tout d’un champ de bataille. Il ne m’a pas raté, le rebord de baignoire.
Un café s’impose, je sens que cette journée va être difficile.

Jour 17 - Tempête

Le ciel noir, le vent violent, les bourrasques de plus en plus fortes. Quel mauvais souvenir, que celui de la tempête de 1999 !
Ces pins couchés au sol, en travers de la route, un carnage. Devant la Frechette un mikado géant. Des branches arrachées, des troncs déracinés entraînant d’énormes mottes de terre et creusant des cratères partout dans la forêt hachée menue.
Une désolation, une vision d’apocalypse. C’était le 28 décembre, je m’en souviens encore comme si c’était hier. Il reste une photo de l’immense sapin qui tomba de toute sa hauteur, le tronc fendu à la base, à trois mètres à peine de la maison. Le sol a tremblé, l’eau jaillissait de toute part, du plancher, des fenêtres. Les volets cassés, en partie dégondés, frappaient sans cesse, comme devenus fous.
J’étais avec maman dans le petit salon, toutes deux recroquevillées sur le canapé, elle essayant de me rassurer, moi pétrifiée. Mon père courait partout avec des casseroles, des bassines, des planches et des clous pour colmater les brèches et récupérer l’eau.
Ce fut un cauchemar éveillé que ce sentiment d’impuissance totale, le bruit des écorces qui se déchirent, cette peur incontrôlable d’être emportée tel un fétu de paille, d’être arrachée du sol, de n’être rien face aux éléments naturels qui se déchaînent.
Nous sommes restés sans électricité pendant plusieurs jours. Maminette a vendu tout son stock de bougies.
Quelques bêtes sont mortes écrasées dans des étables alentour, des morceaux de toitures manquaient, les habitants du village ont travaillé pendant plusieurs semaines pour tout remettre en état.
Les bois furent impraticables et nous n’avions plus l’autorisation de nous y rendre pendant de longs mois. Les forestiers ont nettoyé, coupé les troncs qui menaçaient de se fendre, tronçonné, élagué. Aujourd’hui encore, l’on devine des traces pour qui sait observer.

Depuis, chaque possible tempête qui s’annonce me glace d’effroi. Je déteste entendre le vent qui siffle sous les tuiles et je ferme les volets pour ne pas qu’ils claquent.
Gribouille aime les orages. Si je n’étais si inquiète à cette idée, il resterait bras écartés, visage au ciel, sous la pluie battante en guettant les éclairs.

Il est encore tôt, les giboulées s’estomperont rapidement.
Le casque sur les oreilles, musique, thé chaud et aquarelle.
Ça va bien se passer !

Jour 18 - Piège

Deux poulaillers ont été attaqués la nuit dernière. Cinq poules sont mortes, trois laissées sur place, déchiquetées et sans têtes et les autres, terrorisées, refusent de descendre des nids de paille.
Un renard, une fouine, un chien errant ? Pour l’instant mystère, chacun y va de son avis, et personne n’a le même.
— Je sais bien ce qu’ils vont faire. Ils vont mettre des pièges ! Les salauds.

Gribouille est aux cent coups. Il hait ces mâchoires de métal, qui enserrent une patte, laissant l’animal captif, agonisant pendant des heures.
Les renards parfois, sacrifient en le coupant avec leurs dents le membre prisonnier. Ils en meurent à coup sûr, plus loin dans les bois.
L’année dernière, nous avons trouvé une carcasse dans un fossé, la patte avant manquante.

— Je sais, Gribouille, c’est dégueulasse, mais ne va pas prendre de risques. Tu sais combien c’est dangereux de toucher ces dispositifs qui se déclenchent au moindre contact ?
— Oui, Kalie. Je n’y toucherai pas, promis.

J’ai du travail, il reste deux planches à finir sur les oiseaux de paradis et le devis pour les fonds marins à l’aquarelle me cause du souci. Je ne sais pas évaluer correctement le temps nécessaire. Ces illustrations de livres pour enfants ont un format particulier, et doivent pouvoir se déplier pour former des reliefs.

— Je vais à l’atelier, j’essaie de ne pas terminer trop tard. Je serais là vers 19 heures pour le dîner, ça te va ?
— Oui, pas de problème, je ferais une crique et une salade.

Sans Gribouille je me nourrirai de tartines probablement…
Trois heures plus tard, je vois passer l’écureuil derrière les carreaux traînant derrière lui une chaîne rouillée.
Un piège ! Ça n’a pas manqué, il en a encore récupéré un.

— Grib, tu avais promis ! Arrête avec ça, tu vas te faire surprendre un jour. Ils ne sont pas bêtes, et s’ils te chopent, tu sais bien qu’ils te mettront des coups.
— Ne t’inquiète pas. Personne ne m’a vu et j’ai fait sauter le piège avec une branche. Mais je l’ai pris, sinon ils vont le remettre.
— D’accord, débarrasse-toi de ça au plus vite, va l’enfouir quelque part et fais attention à tes doigts !
— Oui.

Je ne peux pas lui en vouloir. Je déteste également ces instruments de torture d’un autre âge, et pour les poulaillers ils n’ont qu’à enterrer les grillages plus profonds.

Je vais préparer la crique, Grib ne sera pas rentré avant la nuit et j’ai terminé mon devis. Demain, j’irai parler à Joseph pour prendre des nouvelles de ses poules. Elles arrêtent souvent de pondre pendant quelque temps, mais elles seront vite remises.

Il faut bien que tout le monde vive. Les renards, les fouines et les chiens errants ont le droit de manger aussi. Après tout.

Jour 19 - Étourdi, tête qui tourne

— Kalie ! Si on dansait ?
— Ah mais oui tiens, c’est une idée. Je m’arrête de travailler à 3 heures de l’après-midi, on met de la musique et on danse ! … Gribouille, tu vas devenir adulte un jour ? JE TRA.VAI.LLE !
— OK, OK, OK… J’ai rien dit. Mais on pourra danser ce soir ?
— Si tu veux, oui. Allez file, laisse-moi bosser.

À 18 heures je ne distinguais déjà plus les bleus lagon des bleus de Prusse, c’est dire s’il était temps d’arrêter ! De la cuisine s’échappait un fumet délicat de brioche et de crème…

— Qu’est-ce que tu cuisines Grib ? Ça sent drôlement bon, fait voir !
— Pas touche à mes gamelles ! Bas les pattes, surprise. Va te faire belle.
— Me faire belle, ça ne va pas être facile, avec la croûte là.
— Beurk, cachez cette blessure que je ne saurais voir… Tu peux mettre un foulard ? Faire un chignon ?
— Mais oui et pourquoi pas un nœud, genre œuf de Pâques ? Mais tu as raison, je vais prendre une douche et me changer, je sens la térébenthine.
— Je ne te le fais pas dire…

Une langue tirée, une !
Cette pause salle de bains m’a fait du bien, j’ai enfilé une robe pour marquer le coup, Grib semble avoir mis les petits plats dans les grands, ce soir, essayons d’être à la hauteur !

La table est mise, chandelles, argenterie, champagne !
— Grib, mais qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que l’on fête ?
— Mon premier emploi !
— Emploi ? Tu veux dire travailler, ailleurs qu’ici, avec les brebis et… tout le reste ?
Gribouille a des mains en or et sans lui cette ferme serait tombée en ruine. Il sait tout réparer, tout construire, il a toujours une idée pour rafistoler ce qui semble définitivement hors service, il peint, il ponce, il taille, et quand il ne sait pas il apprend.
— Oui, je vais faire la saison comme aide-cuisinier à la station à partir de novembre.
— Non ? Mais, comment ? Enfin, comment as-tu trouvé cela et pourquoi ne m’as-tu rien dit de tes recherches ?
— Je n’ai rien cherché. C’est Joseph qui m’a recommandé au patron de l’Auberge comme employé de cuisine. Et puis j’ai repensé à ce que tu m’avais dit. Qu’il fallait que je parte, que j’aille voir ailleurs, que je m’ennuyais, tout ça. Alors j’ai accepté. La station est à 25 kilomètres, je verrai du pays et des touristes. Je rencontrerai des gens et les jours de congé je pourrai revenir à la Frechette.
— C’est une très bonne nouvelle, Grib, je suis fière de toi !
— Alors on danse ! Mais tout d’abord, veuillez vous asseoir Madame et accepter cette coupe de champagne.
— Avec plaisir, Monsieur.

Après la troisième coupe, j’étais un peu pompette, les papilles ravies par ce repas de gourmet.
*Navarin de fruits de mer safrané, sur lit de brioche poêlée.*
Suivi d’un assortiment parfait de fromages et d’une poire confite au sirop de Gentiane…

— Gribouille, c’était délicieux !
— M’accorderez-vous cette valse gente dame ?
— Valsons, valsons, que la tête nous tourne !

Gribouille n’est pas un merveilleux danseur, il n’a jamais appris, mes pieds ont un peu souffert et j’ai beaucoup ri de sa maladresse. Nous avons partagé dans la même coupe la dernière goutte de la deuxième bouteille de champagne, Grib affichait ravi un sourire de gosse heureux.
Et la tête tourna tant et plus.
J’ai rejoint ma chambre plus tard, titubant dans le couloir, longeant le mur avec précaution pour garder la ligne droite.
Ce fut une très, très bonne soirée.

Jour 20 - Corail

Paysage marin. L’atelier est un aquarium. J’ai accroché des photos sur le grand tableau de liège, l’inspiration vient.
Corail rouge et bleu, Gorgones en éventail finement ciselés, Flabellines mauves, un couple d’Hippocampes s’embrassant face à face, un Spirographe arborant en couronne ses filaments striés de jaune et de vert, cinq petites Girelles, une étoile de mer… Je me réjouis de me pencher sur ces créatures délicates et féeriques durant les prochains jours.
Je retiens ma respiration, je me noie dans les fonds colorés, je ferme les yeux pour mieux fixer la scène, et soudain, le tableau existe, vivant, lumineux et paisible.
Aquarelle, acrylique par petites touches, délicates. L’œil scrute les détails, le geste précis, je froisse, je jette, je recommence, peindre la vie.

Je me liquéfie dans le sel de cette eau bleue, je flotte et me laisse porter telle une méduse au gré des courants. Le calme et la beauté à l’état pur.
Le pinceau effleure le papier, je reprends mon souffle, et retrouve l’apnée. Plus profond, vers les sombres abysses où règne le silence. Non, trop lugubre pour les enfants !
Un dauphin malicieux me chante une comptine, et me ramène en sifflant jusque vers la surface. Je glisse.

Le vent de l’automne souffle gentiment, les feuilles du chêne majestueux semblent danser au gré des flots. Le monde se fait aquatique. Je voudrais ne jamais finir.
Il est tard, les yeux fatiguent, je reprendrai demain.

Jour 21 - Sommeil

— Qu’est-ce que tu fais là, au milieu de la nuit ?
— Et toi donc, Gribouille, tu es déjà debout ?
— Je n’ai pas sommeil.
— Moi non plus.
— Je vais faire un café, tu en veux un ?
— Avec plaisir, toujours…
— Tu sais, je ne dors plus bien la nuit. Depuis que je t’ai dit que je vais partir, je ne suis pas tranquille de te laisser ici.
— Grib, je suis une grande fille ! Tu ne seras pas bien loin, Joseph s’occupera des brebis. Cinq de plus ou de moins dans son troupeau, ça ne changera pas grand-chose. Je vais avoir beaucoup à faire, on m’a dit du bien de mes dernières illustrations. Les clients sont contents, je vais gagner de quoi voir venir. Nous pourrons prendre des vacances à la fin de l’hiver si tu veux ?
— Si je veux prendre des vacances ? Mais bien sûr, évidemment. Avec toi Kalie, pas tout seul ?
— Mais oui, tous les deux. Si l’on allait voir la mer ?
— L’océan plutôt, je n’y suis jamais allé. La mer, je m’en souviens un peu, tu sais les Saintes-Maries ?
— Oui, je sais. Si tu veux, l’océan. J’aime les vagues et les embruns. Je voudrais faire du bateau, avec les pêcheurs, me réveiller à 3 heures du matin comme quand j’étais enfant et qu’on partait avec mon oncle pour lever les filets. C’était chouette, ça sentait le poisson, tout était salé et je buvais du thé chaud dans des tasses empestant le whisky. J’avais un imperméable jaune trois fois trop grand pour moi, et des bottes de caoutchouc blanches avec des traits bleus.
— Tu y es allée souvent ?
— Non, cinq ou six fois peut-être, jusqu’à l’âge de dix ans, avec maman. Mon père restait à la ferme. Et puis le bateau de l’oncle a chaviré un soir de tempête, ils ne l’ont jamais retrouvé. Maman aimait tant son frère qu’elle n’a pas voulu qu’on y retourne.
— Lui aussi c’était un accident, alors ?

— Oui, comme les parents, un accident de véhicule à moteur, un dans l’eau, un sur la route. C’est la vie, les gens meurent, toujours trop tôt.
— Kalie, ne sois pas triste. Je ne veux pas que tu sois triste. Viens, on va se coucher. Roulés en boule sur le canapé devant le poêle, je vais te chanter une berceuse et tu pourras dormir. Le sommeil efface les mauvais souvenirs.

Cet écureuil sait me faire sourire, même aux plus sombres heures. Nous nous sommes pelotonnés tous les deux, comme des animaux rassurés par le nid. Je sais qu’il me regarde dormir, c’est doux.