Semaine 1 — Inktober — #iwak
octobre 2020
Jour 1 - Poisson
— Kalie, on va à la pêche ?
— Je t’ai déjà dit que je travaille, Grib. Tu ne vois pas ? J’ai du retard sur tout. Encore deux planches à finir pour les soyeux et une illustration pour Le Nénuphar avant le 15. Aide-moi plutôt, tu veux ? Va chercher du bois pour ce soir, deux fagots et dix bûches. S’il te plaît.
— OK t’énerve pas, j’y vais. De toute façon, y’a plus de poisson, avec toutes leurs cochonneries.
— On ira le week-end prochain, promis. Tu as fait des mouches ?
— Oui, mais… surprise ! Tu ne les verras pas, si tu ne viens pas pêcher avec moi. On a plus que les black-bass à se mettre sous la dent, je te rappelle que la truite est fermée depuis presque deux semaines… et qu’on a raté le dernier week-end. Hum.
— Je tra-vai-lle ! Je veux bien qu’on se nourrisse uniquement de poissons d’eau douce, mais la compagnie d’électricité n’accepte pas les règlements en brochets, ni en perches ni même en sandres.
— Rabat-joie. Pfffff. Je vais chercher de quoi réchauffer tes vieux os.
— Toi, si je t’attrape ?!
Et vlan, la porte vas-y que je te claque.
Gribouille bon sang…
Nous n’avons que trois ans d’écart, mais cet écureuil aime beaucoup me faire bisquer à propos de mes vieux os. Bientôt cinq ans que l’on vit seuls, tous les deux à la Frechette, et douze ans qu’il a débarqué chez nous avec ses hameçons, son fil, ses cannes à pêche et sa sacro-sainte boîte à mouches. Petit bonhomme, il ne s’en tire pas si mal.
Jour 2 — Mèche
Ce n’est tout de même pas bien compliqué un briquet-tempête, c’est solide, ça tient au vent, pas de technologie extraordinaire. Du coton, de l’essence, une pierre, une roulette, une mèche et ça fait le job, longtemps. Oui, mais voilà, impossible de trouver une mèche à vingt bornes à la ronde. J’ai fait tous les tabacs du coin, j’ai même poussé jusqu’à Ambert, rien.
— Mais ça ne se fait plus ma petite dame. Il faut acheter un jetable, c’est du plastique, ça ne vaut trois fois rien.
Justement c’est bien là le problème.
Un zippo ou un tempête de marin, ça résiste à tout. Un dans la poche, un dans l’atelier et un dans la cuisine, parée à toute épreuve.
« — Surtout celle du feu. »
Rhoo, mais tais-toi, trompette, retourne donc te cacher entre deux synapses du cerveau qui rigole, on ne t’a pas sonné. J’ai un problème là, c’est sérieux, il me faut des mèches.
Grib m’a offert le tempête de son grand-père, 70 ans de bons et loyaux services. Pas une rayure. Mais plus de mèches. C’est Françoise l’épicière qui m’a donné l’idée,
— As-tu demandé à Maminette ?
Mais oui bien sûr, le bazar « Tout pour le foyer » ! Évidemment, pourquoi chercher ailleurs. Entre les blouses pour le travail, les ustensiles de ménage, les bottes en caoutchouc, les pendules en plastique fabriqués en Chine, les boules qui font tomber la neige sur la tour Eiffel, le pétrole pour les lampes, les casseroles, les marteaux, les clous, les décorations de noël, les tournevis, les chaises en ferraille, les tabourets de traite et les Douk-Douk, il y a forcément des mèches pour briquet tempête.
Bingo ! Juste derrière un paquet de bigoudis en mousse garantis « nuit confortable », une tresse de 12 mèches pur coton.
— T’en veux combien gamine ?
— Je prends tout, Maminette, et si tu en as d’autres je veux bien aussi.
— T’es beurdine, tu en as au moins pour 50 ans ma fille, et encore, si tu ne mégotes pas sur le petit gris.
Quand elle rit, sa dent de devant, la seule qui lui reste, tremble dangereusement. Elle doit avoir passé les 90 ans, mais tant qu’elle n’aura pas tout vendu, elle sera là, entre la boutique et la cuisine où la télé hurle des publicités pour la soupe en sachet et d’où s’échappe à toute heure du jour, l’odeur du café trop cuit.
— Combien je te dois ?
— Rien, c’est cadeau. Des bricoles. En souvenir du Bastien. Tu bois un café ?
— Non, non, je n’ai pas le temps, merci. Je passerai faire la causette un de ces jours, promis.
Une bise sur le front, ça la console de tous les cafés non bus, Maminette.
Jour 3 — Massif
En rentrant à la Frechette j’ai croisé « Le Jean ». Une montagne de muscles, presque deux mètres, fort comme le yéti et doux comme un agneau. Il grommelait de l’autre côté de la route en traînant un tronc de feuillu fraîchement abattu du double de sa taille. Quand il m’a vu, il a lâché son tronc et a levé les bras en agitant les mains comme les enfants qui disent au revoir. Je lui ai rendu son salut, il a souri, en faisant glisser son mégot détrempé, du côté gauche, au côté droit de son immense bouche.
Avec un grognement un peu plus fort que les autres, il a décollé le tronc du sol en le soulevant avec le pied, puis aidé de la jambe, il a empoigné le futur bois de chauffage avec ses deux énormes paluches. Il est parti, sans se retourner, grommelant dans sa barbe en bataille.
Au village on disait qu’il était jargeot, pas bien fini, qu’il devrait être à l’hospice, mais son frère Paul, ne voulait pas en entendre parler, il s’en occupait du mieux qu’il pouvait. Il lui avait laissé la maison quand les parents étaient morts et passait une fois par semaine, faire le plein de victuailles, vérifier l’état du frangin, le raser et lui faire prendre un bain. L’année derrière, il a failli abandonner.
Le Jean s’est endormi dans la grange avec une bouteille de prune et la cigarette allumée. En 25 minutes tout était cramé. Il était saoul comme une barrique, mais il avait détaché les deux vaches avant d’aller se rendormir, dans le grenier à grain.
La moitié du village essayait d’éteindre les flammes avec des seaux, des bassines, quand les pompiers sont arrivés, c’était trop tard, il ne restait rien. Heureusement la grange se trouve isolée du reste de la baraque, et tellement cernée de bouses et de boue, que le feu n’est pas parti plus loin.
Nous avons arpenté les environs pendant 2 heures, avec les chiens, les lampes, en appelant « Ohé ! Le Jean » tant et plus. C’est le boucher qui l’a trouvé, cuvant dans le grenier, une poule couchée sur le ventre.
J’ai bien cru qu’il allait en faire un rôti du Jean Foutre comme il l’a baptisé depuis. Fin de l’épisode, il est resté chez lui, et on se relaie de temps en temps pour aller dire bonjour et voir si tout va bien. Il est si gentil le massif, un peu encombrant, mais attachant, même s’il fait toujours peur aux enfants quand il veut leur dire bonjour.
Jour 4 - Radio
Un dimanche au vrai goût de dimanche. Une grasse matinée, petit-déjeuner complet, œufs, jambon, pancakes préparés par l’écureuil et fruits à s’en faire péter la miaille. Puis sieste et deux heures de couleurs pour moi. Bouclé, Le Nénuphar. Grib est allé en forêt, j’ai trouvé un panier de cèpes bouchons tout frais, posé sur la table.
À mon tour de préparer le repas. Le poêle est chargé, la table est dressée, il doit tisser des fils, des poils et des plumes, ça sent le vernis à ongles près de l’atelier.
18:54 SuperFail sur France Culture, « Comment vendre un avion présidentiel ? » J’ai raté le début, je ne comprends rien et je n’ai pas envie d’entendre parler d’Amérique Latine et d’avion de super luxe. Les fictions et la musique à la radio c’est ce que je préfère. J’en écoute en travaillant. J’ai découvert tous les classiques en écoutant les sociétaires de la comédie française me raconter les déboires et les joies des héros et des héroïnes de la littérature, rien que pour moi, au creux de l’oreille. Il y a pire pour se faire une culture littéraire…
Mais pas ce soir, je n’ai pas la tête à ça.
Allez, FIP, musique ! Dansons dans la cuisine, en faisant sauter les cèpes et les pommes de terre avec de l’ail et du persil et une bonne dose d’huile d’olive. Le gras c’est la vie !
— Griiib ?! On va manger, tu remontes une bouteille de Côte ?
— J’ARRIVE !
Quand Gribouille dit « J’ARRIVE ! », il faut compter a minima 30 bonnes minutes avant qu’il ne pointe le bout de son nez. Je m’en fiche, ce soir je danse, je réchaufferai après…
« Anything you want, you got it
Anything you need, you got it
Anything at all, you got it
Baaaaaaaby »
Jour 5 — Lame
— Tu veux bien me raser ?
— Grib… Je bosse ! Fiche-moi la paix.
— OK, tout à l’heure.
— Tu ne peux pas te raser tout seul à bientôt trente ans ?
— Oh, ça va, j’aime mieux le coupe-choux et la crème et le blaireau, et j’aime mieux quand c’est toi, tu as les mains douces… mais si tu ne veux pas je vais faire à l’électrique.
— D’accord. Va affûter la lame Gribouille, j’arrête vers 5 heures de toute façon, j’ai les yeux fatigués.
Nathanaël, dit Gribouille, dit l’écureuil, avait débarqué dans nos vies le jour de ses dix-huit ans. On le connaissait bien, il travaillait à la ferme depuis l’âge de quatorze ans. Ses parents s’étaient installés ici à l’occasion d’un programme de sédentarisation des gens du voyage. Son père avait opté pour la dé-sédentarisation, en solo, six mois plus tard, laissant la mère sans profession et sans revenus avec un enfant pas sage de sept ans et des poussières. Les six premières années, il les avait vécues dans une caravane avec 25 adultes et les autres enfants. L’école à mi-temps, l’institutrice sur place, les déplacements, la liberté. Du jour au lendemain, il ne connaissait plus personne, devait rester assis sept heures de suite, n’aimait rien de ce qu’il mangeait et subissait les moqueries de tous les autres gosses. Le Gitan fut son premier surnom.
— Kaliiie, Kaliiiie ! JE SAIGNE ! Je vais me vider de mon sang je me suis coupé grave… y’en a partout.
Il était blanc comme un linge.
— QUOI ? Qu’est-ce que tu as fichu ? Bouge pas, fais voir, comprime, COMPRIME !
Il se tenait le doigt en pressant fort et le sang coulait à grosses gouttes.
— Mais fais voir enfin, tu, tu, TU TE FOUS DE MOI ! De la gelée de fraise ? Ça sent la gelée de fraise… Saloperie ! Fiche le camp, je ne veux plus te voir ! FICHE LE CAMP, tu me fatigues ! RHAAAAA.
Et son rire, de gamin pas sage s’accrocha comme une cascade à ses lèvres roses. Irrésistible.
— Je vais voir les agneaux ! À tout »
Il laissa derrière lui l’effluve de poudre de riz 01-teint pâle que maman utilisait les soirs de fêtes, mêlée à celle de la gelée fruitée ; un parfum de Noël et d’anniversaires. J’ai souri bêtement, planté au milieu du couloir en me léchant les doigts.
Jour 6 - Rongeur
Ce matin devant la porte un rat fruitier agonisant. Deux convulsions, un dernier sursaut, les pattes qui s’agitent dans le vide, un petit cri, la bave au museau. Et puis plus rien. Mort. Empoisonné.
« … comme meurent les animaux avec ce regard qui s’étonne, qui dit pourquoi tu m’abandonnes ? Ce regard insoutenable qui vous fait cracher vers le ciel un dernier refus, misérable, et qui fait qu’à jamais, je pèse la toute impuissance des hommes… » [1]
Cette colère qui monte, à chaque fois.
— BANDE DE CONNARDS !
Mais je pèse la cruauté et la bêtise humaine en plus de mon impuissance. Elle est si lourde. Les hommes s’acharnent à détruire tout ce qui ne leur ressemble pas. Un animal sauvage aussi inoffensif soit-il leur est insupportable. Il faut mâter, asservir, et en dernier recours éradiquer. Les Lérots sont des petits rongeurs qui se nourrissent principalement de fruits sucrés et de graines à coques. Ils ne touchent pratiquement jamais le sol, vivent dans des nids d’oiseaux abandonnés ou dans les greniers des humains. Ils ne font de mal à personne. Ils sont la nature, le cycle de vie, indispensables. Mais ce sont des rongeurs, ils s’attaquent de temps à autre aux charpentes ou aux isolants, et ces peigne-culs ne le supportent pas.
La petite colonie qui vit au-dessus de mon lit est certes un peu bruyante, mais nos inspections au grenier et dans les combles n’ont jamais montré de traces sur les lais, ni les poutres. Parfois, quand j’en surprends un dans ma chambre, grimpant à la vitesse d’un éclair le long d’un tuyau pour rejoindre le petit trou qui lui permettra de se cacher, et qu’il s’arrête là, tranquille, dès que la tête est à l’abri laissant pendre son derrière et sa queue en panache qui bat la mesure d’une musique absente, ça me réjouit.
Si un jour j’attrape un de ces instruits qui met du plâtre dans la farine, de la chaux vive dans le sucre ou qui empoisonne les fruits, je promets de lui faire bouffer sa cuisine, attaché au radiateur. Et que ça dure longtemps. Trrrrrrès longtemps.
Il faut que j’enterre cette bête avant que Grib ne la trouve, ça va me le retourner encore et il va faire une connerie.
Journée de merde.
Jour 7 - Fantaisie
Un doux effluve de café frais et de pain grillé m’a tiré du lit. Je ne dormais plus depuis longtemps, mais j’avais bien du mal à quitter la chaleur de l’édredon en plume.
En ouvrant la porte de la grande pièce, j’ai compris.
— Gribouille. Tu es fou ?
— Attention, Musique maestro !
Fight Song à fond les ballons, des chandelles, des bougies, des guirlandes, un petit manège sur la table, magnifique ! Un assemblage épatant de boulons, de chevilles, un reste de râteau, des papiers de couleurs, collés, soudés, tordus. Chevaux de ferraille minuscules, arc-boutés, plantés sur des brochettes, le tout fixé sur un petit plateau parsemé de poudre de verre pilé. Le manège improbable tourne sur lui-même, une ronde d’ombres et d’éclats, qui tressaillent à la lumière de petites ampoules aux couleurs arc-en-ciel.
Et le sourire de Grib, pas peu fier !
— Bon Anniversaire Kalie, ma Kalie, viens t’asseoir et mange, il ne doit rien rester ! Tu dois tout manger, tout, je te regarde.
— Mais ? Mais ? Ce n’est pas mon anniversaire Gribouille.
Il était vraiment dingue ce gosse, je ne pouvais m’arrêter de rire.
— Aller, danse, danse, un peu de fantaisie que diable ! Un seul anniversaire dans toute une année, ça ne suffit pas. Ce n’est pas raisonnable. Tiens bois ce jus de poire, il est tout frais !
Un délice.
Comment n’avais-je rien entendu, à quelle heure s’était-il levé pour préparer cette fête de lumière et de douceurs au palais ?
— Un café, gente dame ?
— Avec plaisir jeune homme !
Nous avons dansé, bu des cafés, des jus de fruits, mangé des œufs au bacon, et des crêpes, j’ai refusé la tête de veau. Non trop tôt, vraiment.
Merci Gribouille, fol écureuil qui s’ennuie.
Cet après-midi, en donnant la dernière touche de couleur à la planche de fleurs et d’oiseaux pour la filature, sa solitude m’est de nouveau apparue comme une évidence. Il est si drôle, si joyeux et il n’a pas d’ami. Ni d’amie non plus. Il devrait être amoureux, conter fleurette, échanger des caresses et des baisers… Mais comment faire ici ? Il fallait qu’il parte, qu’il voyage un peu, qu’il fasse des rencontres, qu’il découvre le monde. Il va mourir d’ennui dans ce cimetière. Trente ans, la vie lui appartient.
Nous avions déjà abordé la question sans grand succès.
— Pourquoi veux-tu que je parte ? Je suis bien ici. À part si tu ne veux plus de moi ?
— Ne dis donc pas de bêtises. Mais tu t’ennuies, je le vois bien. Et ce n’est pas normal de vivre dans ce trou à rat, à ton âge.
— Tu y vis bien toi ! Et puis qu’est-ce que tu vas faire, toute seule ici, dans cette grande maison pleine de courants d’air et de fantômes ?
— Ne t’occupe donc pas de ça. Je vis très bien seule, j’ai mon boulot, mes livres, les brebis et puis je connais tout le monde, je suis née ici, moi.
— Tout le monde ? Y’a que des vieux. Tu es un peu vieille, mais moins qu’eux quand même !
— Gnagnagna… C’est pas faux. Raison de plus pour que tu prennes les voiles.
— C’est ça, je m’casse, je vais chercher des plumes. À tout’ ! Smack
Pas gagné.
[1] « Mama » Béa TEKIELSKI —Quarante-huit kilos — Album 1977 — Faudrait rallumer la lumière dans ce foutu compartiment.