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3 derniers jours - Inktober - #Iwak

novembre 2020

Jour 29 - Chaussures


— J’ai recousu tes chaussures, Kalie. Regarde, elles sont presque neuves !

Mes vieilles chaussures de marche, au cuir tanné, plissé, usé jusqu’à la corde. Elles sont massives, rembourrées, protectrices, elles ne craignent ni le gel, ni l’eau, ni la boue. Ce sont mes pantoufles à toute épreuve, du dehors. Avec elles je peux marcher sur les chemins, grimper les parois, dévaler des pierriers, courir sur la mousse, rien ne leur est impossible.

Sur le côté droit, le cuir était fendu, une éraflure sur la peau, profonde. Je ne pouvais me résoudre à les abandonner alors Gribouille a découpé une pièce dans un morceau de cuir, l’a cousue à petits points, au fil rouge pour que ce soit joli dit-il. Il les a cirées, frottées, bichonnées tant et plus, elles semblent avoir rajeuni.
Le cadeau d’anniversaire de mes vingt-cinq ans. J’ai mis quelque temps à « les faire ». Ma mère a rempli l’intérieur de papier journal humide une nuit entière, j’ai dû les enfiler le lendemain toutes moites, pour qu’elles se fassent à mes pieds. Je n’étais pas persuadée de l’utilité de cette procédure mais elle ne m’a pas laissé le choix.
— On a toujours fait comme ça dans la famille, les chaussures de montagne, il faut « les faire » ! Demain, elles seront beaucoup plus confortables.

Il aura fallu quelques mois de plus pour qu’elles prennent forme et deviennent l’exacte réplique de mes deux « arpions » comme disait le père, que le cuir se patine, s’adoucisse. Je suis heureuse de les retrouver, elles sentent bon la cire d’abeille. Je croyais avoir perdu les meilleures amies de mes pieds, c’était sans compter sur « l’écureuil, je sais tout faire ».
— Merci, merci, Gribouille, je suis si contente. Je te fais un gâteau au chocolat en échange !
— Vendu, toi tu manges tes chaussures, et moi le gâteau. Je vais voir la petite, elle a l’air en forme ce matin !
— Elle n’a toujours pas de nom, Gribouille, il faut que tu lui en donnes un.
— Si, elle s’appelle « Petite », ça lui va bien. À tout‘

Jour 30 - Inquiétant


— Tu ne travailles pas demain, Kalie, c’est samedi. Si nous allions chercher des cèpes ? Louis en a trouvé hier et même des Clitopiles petite prune… hé hé.
— Oh ! Tu sais que je ne résiste pas aux Meuniers. On a de la crème ?
— Oui.
— Mais la chasse est ouverte, Grib, je n’aime pas ça, ils m’inquiètent avec leurs fusils et leurs têtes sanguinaires, ils ont toujours l’air menaçants.
— Ne t’en fais pas, ils sont dans la plaine au chevreuil demain. Nous, on sera dans les bois rouges, en haut. Pas de risques. J’ai vérifié ce matin : la battue est en bas.
— OK, et puis il faut que j’étrenne mes chaussures neuves !
— Petite, tu resteras ici. Il fait trop froid pour toi, je te laisserai ton panier et le duvet, on reviendra vite.
Quand Gribouille lui parle, la petite chose remue la queue et dodeline de la tête. Ce sont déjà de vieux amis.

Elle a l’air en forme, toute guillerette. Lundi, Gribouille a rendez-vous chez le vétérinaire. Nous n’avons pas vu de tatouage. Elle peut faire partie d’une portée abandonnée dans les bois par les gens de la ville. Ce n’est pas rare.

Si personne ne la réclame, je crois qu’elle a trouvé son foyer. Elle restera dans le jardin pendant la période de la chasse. Je déteste ces battues et ces brutes avinées, qui braillent pour exciter la meute.

Jour 31 - Ramper

Les bois sont magnifiques en cette saison. Du rouge, du jaune à foison. Les feuilles volent au vent et crissent sous le pas. La mousse est épaisse gorgée de pluie. Le vert intense des plus vives accroche des milliers de goulettes qui se dispersent en petites gerbes quand on les écrase.

Parfois les branches affaissées sous le poids de l’eau et pliées par le vent nous barrent le chemin. Il faut se baisser, courber l’échine. La forêt rend modeste, invite à la révérence.
Les cèpes sont rares, mais beaux. Nous avons presque rempli un panier quand j’entends un coup de feu.
— Grib, tu as entendu ? Les chasseurs, ils arrivent.
Déjà les aboiements des chiens se font plus proches, on entend les véhicules qui roulent sur le chemin au-dessus de la pente.
— Ils ne font que passer, ils rabattent.
— Allez, viens, on s’en va, on en a assez, ne restons pas là.
— OK, si tu insistes, tant pis pour les Meuniers.
— Oui, tant pis, on s’en fiche.

Nous grimpons le plus vite possible, quand tout à coup je vois surgir devant moi une laie et ses quatre petits, haletants, affolés, courant en tous sens.
Les chiens hurlent, les balles sifflent, je me jette à terre quand un bruit sourd suivi d’un cri me pétrifie d’effroi. Je tremble, je panique, je n’ose pas bouger.
— Gribouille !
Je me retourne enfin. Gribouille est couché sur les feuilles à plat dos, les mains sur son ventre. Sa jambe droite s’agite de tremblements saccadés, le reste de son corps est inerte. Je rampe, je rampe jusqu’à lui, le sang jaillit de ses entrailles.
La jambe se fait raide, il se cabre, je prends sa tête entre mes mains. Son regard est vide. Il ne respire pas. Il ne respire plus. Je hurle.

J’ai hurlé.
Hurlé comme une bête.
Je hurlerai encore, je hurlerai sans fin, je hurlerai jusqu’à ce qu’on me le rende.

FIN